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1876
Minna Hermine Paula Becker naît le 8 février 1876 à Dresde, troisième de sept enfants. Son père, Carl Woldemar Becker (Odessa, 31.1.1841 — Brême, 30.11.1901), est inspecteur des constructions et de l’exploitation du chemin de fer Berlin-Dresde ; plus tard, à Brême, il est conseiller pour les constructions de l’administration des chemins de fer de Prusse. Sa mère, Mathilde Becker (Lübeck, 3.11.1852 — Brême, 22.1.1926), est née von Bültzingslöwen et issue d’une famille noble de Thuringe.

1888
En 1888, la famille s’installe à Brême et y prend une part active à la vie littéraire et artistique.

1892
Paula Becker séjourne sept mois en Angleterre chez la sœur de son père, Marie Hill, dans un domaine près de Londres. Premier enseignement du dessin d’après des modèles en plâtre à la St. John’s Wood Art School auprès du professeur E. B. Ward.
« J’ai cours là tous les jours de 10 h à 4 h. D’abord je ne fais que dessiner, à savoir des arabesques toutes simples, etc. Si je fais des progrès, je dessinerai au fusain d’après des modèles grecs. [...] Au cas où je serais encore plus avancée, je dessinerai et peindrai d’après des modèles vivants. » (à ses parents, 21.10.1892)

1893–95
Selon le vœu de son père, inscription au séminaire d’institutrices à Brême, elle passe avec succès l’examen final le 18 septembre 1895. À côté, enseignement de la peinture et du dessin auprès du peintre de Brême Bernhard Wiegandt.
« [...] où j’ai à présent des heures magnifiques chez Wiegandt. Là je dois dessiner d’après le modèle vivant, au fusain. [...] Depuis, je dessine mon cher reflet. [...] » (à son frère Kurt Becker, 26.4.1893)
En avril 1895, Paula Becker voit la première exposition des peintres de Worpswede à la Kunsthalle de Brême. Elle mentionne Fritz Mackensen, Otto Modersohn et Heinrich Vogeler.
« Tu as sûrement aussi entendu parler du prêche dans la lande que l’un d’eux, Mackensen, a peint dans un chariot vitré spécialement construit pour ça. [...] Naturellement tout est très réaliste mais vraiment bon. La seule chose que je n’arrive pas à bien comprendre, c’est la perspective. [...] Tu sais, tout semble plonger vers le bas, comme si ça tombait. Est-ce que c’est juste, et notre perspective raccourcissante n’est-elle que le fruit d’une éducation factice ? [...] Sinon, je m’intéresse beaucoup à un certain Modersohn. Il a décrit de façon si belle les différentes atmosphères dans la lande, son eau est si transparente, et la couleur si singulière. Aussi un jeune de Brême, Vogeler. [...] Il peint toute la nature selon l’époque préraphaélite, franchement stylisée. » (à Kurt Becker, 27.4.1895)

1896
En avril-mai, elle participe à un cours de l’école de dessin et de peinture de l’Association des femmes artistes berlinoises et des amies de l’art (fondée en 1867), au 38 Potsdamerstrasse ; les professeurs sont Jacob Alberts et Curt Stöving.
« Quatre après-midi de la semaine sont consacrés à mon enseignement de dessin, c’est lui qui constitue maintenant le contenu de mes pensées. [...] Quand je parle à quelqu’un, j’observe avec application quelle ombre fait le nez, comment l’ombre profonde sur la joue commence énergiquement et pourtant se fond avec la lumière. C’est cette fusion que je trouve la plus difficile. Je dessine encore chaque ombre en la marquant trop, je couche encore sur le papier trop de choses sans importance, [...] mes têtes sont encore trop comme du bois et immobiles. » (à ses parents, 23 avril 1896) et « Vraiment, vraiment difficile ! Garder toujours l’oeil sur le tout, alors que sur le moment on voit uniquement les choses une à une. Je vis à présent complètement avec les yeux, je regarde tout en fonction de ce qu’il faut peindre. Quand je parcours la Potsdamerstrasse jusqu’à l’école de dessin, j’observe mille visages qui passent devant moi et j’essaie de découvrir d’un regard ce qu’ils ont d’essentiel. [...] Puis je m’efforce de voir tout en à-plats, de changer les courbes en angles. » (Journal [?], avant le 18.5.1896)
À partir d’octobre, début d’une formation d’un an et demi : classe de portrait de Jacob Alberts et Martin Körte, classe de nu d’Ernst Friedrich Hausmann, classe de paysage de Ludwig Dettmann.
Elle loge dans la maison de son oncle Wulf von Bültzingslöwen à Berlin-Schlachtensee et profite de son temps libre pour visiter les musées.
« Chez les Allemands et chez Holbein je me sens maintenant tout à fait chez moi, mais Rembrandt reste tout de même le plus grand. » (à ses parents, 23.4.1896)
Durant l’été, à l’invitation de sa tante Marie Hill, voyage à Hindelang, avec étape à Munich pour visiter la Pinacothèque et la Galerie Schack.

1897
En février, Paula Becker intègre la classe de peinture de Jeanna Bauck, où elle peint surtout des portraits.
« Je suis dans la classe de peinture, qui comprend à part moi les cinq filles portraitistes les plus travailleuses. Je veux naturellement encore dessiner, car je vois que, dans la peinture de mes condisciples talentueuses, c’est encore souvent le dessin qui cloche. C’est peut-être aussi ce que s’est dit mademoiselle Bauck et, tout simplement et énergiquement, elle nous fait toutes dessiner. » (à ses parents, 5.3.1897), et « J’adore les couleurs à l’huile. Elles sont si onctueuses et vigoureuses, elles se travaillent magnifiquement, après le timide pastel. [...] Chez Hausmann, hier, j’ai aussi commencé l’huile. Il fait travailler très différemment de Jeanna Bauck. Alors qu’elle prend comme base le maximum de lumière pour nous amener vers l’ombre, Hausmann part de l’ombre. Plus celle-ci est profonde, plus elle donne de clarté à la lumière. Car enfin, si Rembrandt a rendu la lumière avec tant de réussite, cela venait de la profondeur de ses ombres. Mais la chair a dans la lumière quelque chose de si aveuglant, de brillant, qu’on ne saurait la faire assez claire. » (à ses parents, 14.5.1897)
Elle se rend fréquemment dans les expositions d’art chez Schulte, Gurlitt, et Keller & Reiner. Au Cabinet des estampes du Neue Museum, elle voit les dessins de Michel-Ange et ceux de Sandro Botticelli illustrant la Divine Comédie de Dante. De fin juillet à fin août, premier séjour à Worpswede, en compagnie de son amie peintre Paula Ritter.
« Aujourd’hui, j’ai peint mon premier portrait en plein air, dans un fossé argileux. Une petite chose blonde aux yeux bleus. Elle était si joliment assise sur la terre jaune. C’était lumineux et chatoyant. J’en avais le coeur qui palpitait. Peindre des êtres humains, c’est finalement plus beau qu’un paysage. » (à ses parents, Worpswede, août 1897) « Le matin, j’ai peint un vieil homme de l’hospice. Ça s’est très bien passé. Il était là comme une souche, avec le ciel gris à l’arrière-plan. » (à ses parents, fin août 1897)
Dans la maison de ses parents sur la Schwachhauser Chaussee, elle s’installe un atelier pour les mois d’été dans une vieille écurie, où ses frères et sœurs posent pour elle.
Début octobre, voyage à Dresde pour voir l’Exposition internationale d’art, qui réunit des oeuvres d’Eugène Carrière, Edgar Degas, James Ensor, Claude Monet, Camille Pissarro, Alfred Sisley, ainsi qu’Arnold Böcklin, Ferdinand Hodler, Friedrich Kalckreuth, Max Klinger, Wilhelm Leibl, Max Liebermann, Giovanni Segantini et les artistes de Worpswede ; une importante exposition personnelle est consacrée à Constantin Meunier. Fin octobre, Paula Becker présente quelques oeuvres à l’exposition de début de semestre de l’école de peinture.
« La grande nouveauté est l’ouverture aujourd’hui de notre exposition de l’école. [...] J’ai pu regarder calmement l’un des murs, puis mon regard est tombé sur Rieke Grefken et les lis rouges, et je me suis hâtée de partir... » (à ses parents, 28.10.1897).
Début décembre, elle part à Vienne pour assister au mariage de sa cousine Lily Stammann avec le sculpteur Carl Bernewitz. Visite de musées et de la Galerie Liechtenstein. Elle mentionne Moretto, Le Titien, Rubens, Albrecht Dürer, Lucas Cranach, Hans Holbein, Léonard de Vinci, Antoon van Dyck.

1898
Poursuite de ses études à Berlin. En mars/avril, elle visite une exposition de lithographies dans la cour intérieure du musée des Arts décoratifs, où sont présentés entre autres des travaux de Liebermann, Klinger, Adolph Menzel, Hans Thoma, Pierre Puvis de Chavannes, Carrière, Henri Fantin-Latour, Édouard Manet, Meunier, Pissarro, Odilon Redon, Auguste Renoir, Paul Sérusier, Paul Signac, Henri de Toulouse-Lautrec, Félix Vallotton et Edvard Munch. Elle voit chez Gurlitt des tableaux de József Rippl-Rónai et chez Schulte ceux des « Onze », précurseurs de la Sécession berlinoise, parmi lesquels Liebermann, Alberts, August Wilhelm von Hofmann et Klinger ; elle mentionne Walter Leistikow. Chez Keller & Reiner se tient en avril une exposition Munch. Les cours à Berlin s’arrêtent fin mai. En juin/juillet, voyage en Norvège avec son oncle Wulf von Bültzingslöwen.
En septembre, installation à Worpswede.
À sa tante Cora von Bültzingslöwen elle écrit, lors de sa première soirée à Worpswede : « Je jouis de ma vie à chaque respiration, et au loin rougeoie et luit Paris. Je crois réellement que mon désir le plus silencieux, le plus nostalgique se réalisera. » (7.9.1898)
Fritz Mackensen, qui a déjà accepté comme élèves Clara Westhoff et Marie Bock, lui dispense son enseignement. De cette époque datent les dessins grandeur nature au fusain et à la sanguine.
« Mackensen vient tous les deux ou trois jours et corrige de façon extraordinaire. » (Journal, 18.10.1898) Ottilie Reylaender se souvient : « [...] la grande étude de nu commencée était sur le chevalet. Mackensen la corrigea et lui demanda avec un regard pénétrant si ce qu’elle avait fait là, elle le voyait vraiment ainsi dans la nature. La réponse fut curieuse : un rapide ‹ oui ›, puis, après une hésitation, ‹ non ›, en regardant au loin. » (Ottilie Reylaender-Böhme, dans Hetsch, 1932, p. 34)
Se lie d’amitié avec la sculptrice Clara Westhoff, qui épousera Rainer Maria Rilke en 1901.

1899
À côté des dessins grandeur nature d’après modèle, les cahiers d’esquisses se remplissent de paysages, d’études de personnages et d’ébauches de compositions. Les premiers tableaux voient le jour, ainsi qu’une série de gravures qu’elle tire à la presse à main chez Vogeler au Barkenhoff. Elle ne considère Worpswede que comme une étape de son apprentissage, ce qu’atteste une lettre à ses parents :
« Je crois qu’en poursuivant ma progression, je partirai d’ici. Le nombre de personnes avec lesquelles je peux parler de quelque chose qui me tient à cœur et aux nerfs va se réduire de plus en plus. » (12.2.1899)
Pour les études d’anatomie liées au dessin de nu, elle a dans son atelier, à partir de juin, un squelette. Elle lit beaucoup : outre de la littérature ancienne, surtout Jens Peter Jacobsen et Henrik Ibsen. En août, elle fait avec sa tante Marie Hill un voyage en Suisse, passant au retour par Munich, Nuremberg et Leipzig, où Clara Westhoff travaille auprès de Klinger, ainsi que par Dresde, où se tient l’Exposition d’art allemand, à laquelle les artistes de Worpswede contribuent avec vingt-deux tableaux. En décembre, elle expose en compagnie de Marie Bock et de Clara Westhoff à la Kunsthalle de Brême : ses quelques dessins sont très violemment critiqués par le peintre et journaliste Arthur Fitger. (catalogues raisonné 40, 41).

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Autoportrait, 1897.
Gouache 24,5 x 26,5 cm




Nachzeichnung einer griechischen Frauenbüste, London, 1892.
Fusain, 56,5 x 34 cm




Homme nu debout.
Fusain sur plomb, 68,5 x 35,5 cm




Autoportrait, Berlin 1897.
Pastel, 45,8 x 30,8 cm




Fille en buste avec lis orangés, Worpswede 1897.
toile 39,3 x 48 cm




Femme avec enfant en buste, 1898.
Fusain et sanguine, 80 x 46 cm
(voir lettre PMB 16.12.1898)




Tête d'une femme de profil, 1899.
Fusain et pastel, 37 x 62,9 cm




Homme nu debout. Worpswede, vers 1899.
Fusain, 189,5 x 84,5 cm




Enfant nu debout avec eingezeichnetem squelette, 1899.
Fusain, 145 x 111 cm (voir lettre juin 1899)




Paysage marécageux gris avec canal, 1899.
46 x 73,5 cm


1900
Dans la nuit du Nouvel An, Paula Becker effectue son premier voyage vers Paris. Elle retrouve là-bas Clara Westhoff, qui veut étudier à l’école de sculpture créée par Auguste Rodin. Toutes deux logent d’abord au Grand Hôtel de la Haute-Loire, 203, boulevard Raspail. Fin janvier, Paula Becker s’installe au 9, rue Campagne-Première. Elle étudie à l’Académie privée Colarossi, rue de la Grande-Chaumière. Ses maîtres sont Gustave Courtois, Raphaël Collin et Louis Auguste Girardot. Elle dessine dans la classe de nu.
« Les corrections semblent factuelles et bonnes. On ne travaille pas grandeur nature, mais au format berlinois. » (à ses parents, 11.1.1900), et « Je me suis inscrite au dessin de nu le matin. Y viennent au début de la semaine Girardot ou Collin, qui corrigent la justesse de la composition. Dans la seconde partie de la semaine vient Courtois, qui s’attache principalement au pictural, aux nuances, etc. [...] L’après-midi, il y a un cours de croquis, de nu aussi, à dessiner en deux heures dans quatre positions différentes. C’est instructif pour la conception du mouvement. » (à son père, 18.1.1900). Elle fréquente en outre, avec Clara Westhoff, les cours gratuits d’anatomie à l’École des beauxarts. « En anatomie, on nous explique maintenant les muscles sur deux modèles vivants et sur un cadavre. Extrêmement intéressant, sauf que le cadavre, hélas, me donne à chaque fois mal à la tête. » (à ses parents, 22.1.1900) Elle ne prend pas de cours de peinture, car « on voit naître là tellement d’horreurs que je m’en prive sans difficulté. Bâclé, on ne s’occupe que du modelé. » (à Otto et Helene Modersohn, 29.2.1900)
Paula Becker remporte le « concours » du semestre :
« Eh bien, j’ai une médaille et, dans l’école, j’ai pris de l’importance. Elle m’a été décernée par les quatre professeurs en titre. » (à ses parents, 3.3.1900)
Elle ressent une forte impression à la vue des tableaux de Paul Cézanne encore posés par terre et non accrochés, en prévision de l’exposition de décembre chez le marchand d’art Ambroise Vollard, 6, rue Laffitte.
« Un jour, elle m’invita à l’accompagner jusque sur l’autre rive de la Seine pour m’y montrer quelque chose de particulier. Elle m’emmena chez le marchand d’art Vollard et, dans son magasin, se mit aussitôt — comme on nous laissait faire à notre guise — à retourner les tableaux appuyés contre le mur et à en choisir avec une grande sûreté quelques-uns qui étaient d’une simplicité nouvelle, apparentée, semblait-il, à la manière de Paula. C’étaient des tableaux de Cézanne, que nous voyions toutes deux pour la première fois. Nous ne connaissions même pas son nom. Paula l’avait découvert à sa façon, et cette découverte était pour elle une confirmation inattendue de sa propre recherche artistique. » (Clara Rilke-Westhoff, dans Hetsch, 1932, p. 43)
Fréquentes visites au Louvre. Elle commence un cahier d’esquisses, y dessinant d’après des tableaux et des sculptures ; elle l’utilisera jusqu’en 1906. Dans ses lettres, elle mentionne Le Titien, Botticelli, Fiesole (Fra Angelico), Diego Velázquez, Rembrandt, Holbein, Luca della Robbia, Donatello. Parmi les maîtres récents : Camille Corot, Théodore Rousseau, Jean-François Millet, Charles-François Daubigny, Degas, Puvis de Chavannes, Courbet, Monet. Dans une exposition chez Georges Petit, elle voit des oeuvres des peintres bretons Lucien Simon et Charles Cottet, et rend visite à ce dernier dans son atelier. Dans les locaux de La Revue blanche, se tient en mars une importante exposition Georges Seurat. Elle fait la connaissance d’Emil Nolde et de la peintre de Dachau Emmi Walther. Visite de l’Exposition universelle et du pavillon des sculptures de Rodin au pont de l’Alma. En juin, Otto Modersohn, Fritz et Hermine Overbeck, et Marie Bock viennent la voir.
« Pour conclure le temps passé à Paris, arriva l’événement que constitua le spectacle de l’Exposition du siècle, qui nous fit connaître concrètement la peinture du xixe siècle. Ce fut un rare plaisir de se laisser guider par Paula, dont la joie que lui donnaient Daumier, Corot et tous les autres accrut encore ma joie et ma compréhension. » (Clara Rilke-Westhoff, dans Hetsch, 1932, p. 43)
Pendant ce séjour à Paris, la femme d’Otto Modersohn, Helene, meurt à Worpswede. Fin juin, Paula Becker retourne à Worpswede et loue une chambre chez les Brünjes à Ostendorf. Elle fait peindre les murs de couleurs vives : le bas bleu outremer et le haut turquoise, séparés par une bande d’un brun rouge. Cette paroi tricolore constituera souvent l’arrière-plan de ses natures mortes et de ses compositions avec personnages. Rilke surnomme l’endroit « l’atelier des lys », en raison de l’étoffe fleurdelisée tendue au mur. Au Barkenhoff de Vogeler, le dimanche, un cercle d’amis se réunit dans la « salle blanche » : Otto Modersohn et Paula Becker, Heinrich Vogeler et sa future femme Martha Schröder, Clara Westhoff, Marie Bock et les soeurs de Paula, Milly et Herma. Les écrivains Carl Hauptmann et Rainer Maria Rilke sont des hôtes fréquents. Le 12 septembre, Paula Becker et Otto Modersohn se fiancent. En octobre, Paula loue, près de la maison d’Otto, l’atelier libéré par Ottilie Reylaender, partie pour Paris. Hormis quelques rares tableaux avec personnages, elle peint presque exclusivement des paysages.



Énigme »Médaille«, Paris 1900.
Aquarelle et encre de Chine, 13,9 x 8,7 cm




Femme nue debout vue de dos, 1900.
72,3 x 31 cm




Lune au-dessus d'un paysage, vers 1900.
39 x 53 cm


1901
Comme le souhaitent ses parents, Paula Becker passe janvier et février à Berlin, pour apprendre à faire la cuisine. Elle voit souvent Rilke et profite de son séjour pour fréquenter musées et expositions ; son intérêt va à Rembrandt, Vélazquez, Andrea del Verrocchio, ainsi qu’à Dürer, à Hans Baldung, au maître de Messkirch et à Francisco de Goya. Elle dessine d’après leurs oeuvres. Dans les galeries berlinoises, elle voit chez Ernst Cassirer l’exposition Daumier, et chez Gurlitt des tableaux de Böcklin. Après une brève visite à Dresde, elle est de retour à Worpswede le 9 mars.
« Ces derniers temps, je pense à nouveau intensément à mon art, et je crois qu’en moi cela avance. Je découvre même, me semble-t-il, un lien avec le soleil. Non pas le soleil qui divise tout et jette partout des ombres, effeuillant le tableau en mille parties, mais le soleil qui couve et rend les choses grises et lourdes, les reliant toutes dans cette lourdeur grise, de sorte qu’elles ne font plus qu’un. » (à Clara Rilke-Westhoff, 13.5.1901)
Le 25 mai, Paula Becker épouse Otto Modersohn, qui a la charge de sa fille de trois ans, Elsbeth. Le voyage de noces les conduit à Berlin, Dresde et Schreiberhau chez Carl Hauptmann, puis à Prague, Munich et Dachau. Bien que mariée, elle conserve son local chez Brünjes, qui est transformé pour elle en atelier.
« La journée de Paula était réglée avec précision. Aussitôt après le petit déjeuner et après avoir donné des instructions à la cuisine, elle se rendait à son atelier chez Brünjes, qu’elle occupait déjà quand elle était jeune fille, et où j’avais fait ouvrir dans le toit de chaume une verrière pour donner de la lumière. Le repas de midi était suivi d’une courte pause, puis elle repartait au travail. Le soir, souvent, nous regardions et commentions nos études faites en extérieur. Elle jouait volontiers du piano, ou lisait ; il n’y avait que les journaux auxquels elle ne touchait pas. » (Otto Modersohn, dans Hetsch, 1932, p. 23)
En été, elle peint de préférence des portraits et des personnages sur fond de paysage, ainsi que quelques compositions influencées par l’Art nouveau. Le 30 novembre, son père, Woldemar Becker, meurt.

1902
Paula Modersohn-Becker représente désormais principalement, sur ses tableaux, des groupes de personnages dans un paysage ; à l’occasion, elle peint aussi avec Otto Modersohn sur le même motif. (catalogues raisonné 179, 309)
« Même après le repas du soir, nous nous précipitons encore à deux dans la maison des pauvres et nous peignons des études de couleurs de la vache, de la chèvre, de la vieille à trois pattes et de tous les enfants de pauvres. » (à sa mère, 27.6.1902)
Elle analyse intensément sa peinture, réfléchissant à la façon de structurer les couleurs et le tableau : « Je dois peindre une fois des couleurs étranges. J’avais hier sur les genoux une large bande de satin gris argent, que j’ai bordée de deux rubans de soie noirs à motifs. Et, par-dessus, j’ai posé une petite boucle tronquée en velours d’un vert bouteille bleuté. C’est dans ces tons que j’aimerais bien peindre quelque chose. [...] je rêve d’un mouvement dans la couleur, d’un doux dégradé, d’une vibration estompant un objet par un autre. » (Journal, 3.6.1902), et « J’ai lu et j’ai vu Mantegna. Je sens comme il me fait du bien. L’impressionnant rendu plastique de ses formes donne tant de vigueur à l’être ! C’est précisément ce qui me fait défaut. Étant donné la grandeur formelle à laquelle j’aspire, s’il s’y ajoutait l’essence même de l’être, on pourrait en faire quelque chose. En ce moment, j’ai sous les yeux des choses simples, peu structurées. Mon second principal écueil est le manque d’intériorité. La façon dont Mackensen saisit les gens ici ne me semble pas assez ample, elle est trop proche de la peinture de genre. Si on le pouvait, il faudrait les écrire en carctères runiques. » (Journal, 1.12.1902)

1903
Les 9 au 10 février, Paula Becker part pour une deuxième fois à Paris. Elle loge à nouveau quelques jours au Grand Hôtel de la Haute-Loire et, le 16 février, s’installe dans un atelier au 29, rue Cassette. À nouveau elle fréquente, pour le dessin de nu, l’Académie Colarossi. En compagnie du couple Rilke, qui séjourne également à Paris, elle va voir des expositions, ainsi que les marchands d’art de la rue Laffitte ; à l’Hôtel Drouot, ils visitent le 15 février l’exposition de peintures et sculptures japonaises anciennes de la deuxième vente de la collection Hayashi.
« J’ai été saisie par la grande singularité de ces objets. Il me semble que notre art est encore beaucoup trop conventionnel. Il exprime d’une façon très défectueuse ces émotions intimes qui nous traversent. Cela me semble plus délié dans l’art japonais ancien. L’expression de ce qui est nocturne, horrible, joli, féminin, coquet, tout cela me semble résolu de manière plus enfantine, plus juste, que nous ne le ferions. Mettre l’accent sur le principal !! — Lorsque, délaissant les tableaux, je tournais mon regard vers les gens, je les trouvais beaucoup plus singuliers, plus saisissants, plus frappants qu’ils n’ont jamais été peints. [...] Et j’en viens à l’autre découverte que j’ai faite hier rue Laffitte : cette création sur le moment, pour laquelle les Français ont un tel don. Il leur est égal que ce qu’ils créent devienne précisément un tableau. [...] Ils créent parce qu’ils en ont envie, souvent à la plus petite échelle. Degas, Daumier, certaines petites choses de Millet. De plus, ils ont une manière de poser les couleurs qui a un charme ravissant. [...] Rodin a dit à Clara Rilke : ‹ Rien à peu près ›. Ce sentiment est inné à toute la nation, cette façon de toucher juste. » (Journal, 15.2.1903) et « Je dois apprendre à exprimer la douce vibration des choses, le friselis en lui-même. Dans le dessin aussi, je dois trouver comment exprimer ça ; dans la façon dont ici à Paris je dessine mes nus, mais d’une manière encore plus originale, et en même temps observée avec délicatesse. » (Journal, 20.2.1903)
Elle dessine presque chaque jour au Louvre ; outre Rembrandt et Véronèse, elle s’intéresse alors principalement à l’Antiquité et mentionne les tanagras. Elle voit pour la première fois des reproductions des portraits du Fayoum, de la collection Theodor Graf.
« Je ressens une parenté intime entre l’Antiquité et l’art gothique, surtout l’Antiquité archaïque, et entre l’art gothique et ma propre idée de la forme. La grande simplicité de la forme, c’est quelque chose de merveilleux. » (Journal, 25.2.1903)
Après une visite au musée du Luxembourg, elle évoque « l’Olympia » et « Le Balcon » de Manet, ainsi que Renoir, Ignacio Zuloaga, Cottet et Degas. Par l’entremise de Rilke, elle va voir Rodin dans son atelier de Paris et dans son pavillon de Meudon ; il lui montre ses dessins et ses aquarelles. Visite de l’atelier de Cottet.
Le 18 mars, retour à Worpswede. Elle peint des portraits et une série de « Mère et enfant ». Séjour de la famille Modersohn à Amrum du 8 juillet au 5 août. Pendant l’hiver 1903/1904, elle peint peu, lit surtout de la littérature française.



Troncs de bouleaux devant un paysage, vers 1901.
73,6 x 46,2 cm




Sandkuhle, juillet 1901.
40 x 64,5 cm




Études vers 1901.
Fusain sur papier, 41,5 x 39,5 cm




Le jardin de Modersohn, vers 1900.
Fusain sur papier, 41,5 x 39,5 cm




Deux garçons nus sur la rive, vers 1902.
54,6 x 37,8 cm


1904
Paula Modersohn-Becker se tient très à distance de ses collègues peintres de Worpswede. Portant un regard critique sur les travaux accomplis jusque-là, elle cherche pour ses tableaux des formes nouvelles, qu’elle prépare dans ses dessins. L’un des thèmes de ses peintures de 1904/1905 est le personnage inséré dans un paysage, comme l’illustrent « Jeune fille avec un chat dans la forêt de bouleaux » ou « Jeune fille jouant de la flûte dans la forêt de bouleaux ».
« Beaucoup d’oeuvres qu’elle peignait n’ont pas été vues même d’Otto Modersohn. Une fois faites, elles étaient mises de côté. [...] Lorsque sur d’autres, un problème non résolu la tourmentait, elle les gardait des années dans l’atelier et les ressortait sans cesse, simplement pour les regarder ou bien le pinceau à la main. Tout cela se passait dans une solitude inouïe [...]. » (Herma Weinberg, dans Hetsch, 1932, p. 18)
Du 7 au 18 juillet, voyage avec Otto Modersohn via Berlin vers Dresde (Grande Exposition d’art incluant une rétrospective de maîtres français du XIXe siècle), Kassel et Brunswick (où elle voit des Rembrandt).
« J’ai traversé cet hiver [...] une mauvaise période de travail, carrément inexistante. Du coup, c’est un moment tout à fait approprié pour qu’une incitation extérieure intervienne. » (à Herma Becker, 24.12.1904)

1905
Le 14 février, Paula Modersohn-Becker part à nouveau à Paris. Elle y retrouve sa soeur Herma, qui y séjourne pour des études de langues. Logeant d’abord au 29, rue Cassette, elle s’installe le 20 février au 65, rue Madame. À l’Académie Julian, où ont étudié dans les années 1890 Paul Gauguin et les Nabis, elle s’inscrit pour un mois afin de « peindre des nus de huit à onze ».
« Dans l’atelier, c’est drôle, rien que des Françaises, qui sont très amusantes. [...] Mais elles peignent comme il y a cent ans, comme si elles n’avaient rien vu de neuf depuis Courbet. La plupart n’en savent d’ailleurs rien ; elles ne vont qu’aux expositions du Prix de Rome, et ce sera sans doute, en un peu mieux, la même m... » (à Otto Modersohn, 23.2.1905)
Par Rilke, elle fait la connaissance de l’écrivain norvégien Johan Bojer et de sa femme Ellen. Visite les ateliers des Nabis Édouard Vuillard et Maurice Denis, ainsi que celui de Cottet, qui à son tour se rend dans son atelier. Elle voit des sculptures d’Aristide Maillol. À la galerie Serrurier se tient une exposition Pablo Picasso comprenant vingt-huit tableaux ; le catalogue est préfacé par Charles Morice.
« C’est curieux, cette fois ce ne sont pas tant les vieux maîtres qui me font de l’effet, mais principalement les plus modernes des modernes. Je vais aller voir Vuillard et Denis, car c’est à l’atelier que l’on ressent la plus forte impression. Bonnard est en ce moment à Berlin, j’ai vu de lui deux choses qui ne m’ont pas beaucoup plu. » (à Otto Modersohn, 10.3.1905)
Le 16 mars, elle est chez Georges Petit pour l’inauguration de l’Exposition de la Société nouvelle, présentant entre autres des tableaux de Cottet, Simon et Zuloaga. Elle rencontre là les collectionneurs de Brême Alfred Walter Heymel et Willy Wiegand. Paula demande à son mari de lui envoyer quelques adresses prises dans « l’Histoire de l’évolution de l’art moderne » de Julius Meier-Graefe (parue en 1904) ; le volume II contient des indications bibliographiques, le volume III, avec les reproductions, la liste des collections privées. À l’inauguration du Salon des indépendants le 24 mars, elle voit des tableaux d’Henri Matisse et des Fauves, ainsi que les rétrospectives Seurat et Vincent Van Gogh ; de ce dernier sont notamment exposées deux versions de « La Berceuse ». Avec sa soeur Herma, elle rend visite le 25 mars à Denis dans son atelier à Saint-Germain-en-Laye. Du 29 mars au 7 avril, Otto Modersohn, Milly Becker et Martha et Heinrich Vogeler séjournent à Paris. Ils voient la collection Gauguin de Gustave Fayet et font une excursion à Meudon chez Rodin. Ils retournent tous ensemble à Worpswede. Paula Modersohn-Becker demande à sa soeur Herma, restée à Paris, de lui indiquer les prix de quelques publications liées à Gauguin, entre autres son texte Noa-Noa, paru en 1900 dans La Plume, et la biographie de Charles Morice, parue en 1903 dans Le Mercure de France.
« Dans ses cartons et dans de petits cadres au mur, elle collectionnait des reproductions de portraits égyptiens (collection Graff [sic]), de sculptures indiennes qu’une tante lui avait procurées de là-bas, de miniatures persanes qu’elle voyait au musée Guimet, d’antiquités archaïques, de primitifs italiens (Giotto, Uccello), d’Allemands anciens (Striegel, Cranach), du Greco et de modernes français (Gauguin, Van Gogh, Cézanne, Denis, Maillol et autres). » (Otto Modersohn, dans Hetsch 1932, p. 26)
Sa soeur, Herma Weinberg, témoigne aussi en ce sens : « [...] il me revient que ma soeur, dans ses dernières années, avait décoré sa minuscule salle à manger, à hauteur d’yeux, d’une frise de portraits funéraires égyptiens. » (à Günter Busch, 17.12.1961)
En novembre, Paula et Otto Modersohn vont voir avec Heinrich Vogeler le couple Osthaus à Hagen et visitent leur Museum Folkwang.
« Le plus beau a été pour moi, à Hagen, le musée d’un monsieur Osthaus. Il a réuni autour de lui l’art le plus récent : Rodin, Minne, Maillol, et Meunier, Gauguin, Van Gogh, un vieux Trübner, un vieux Renoir et beaucoup d’autres belles choses. [...] Ce nu du Salon, dont tu me parles dans ta lettre, est de Maillol, un sculpteur que j’ai vu au printemps pour la première fois et beaucoup aimé. La statue est destinée au musée de Hagen. » (à Herma Becker, 8.11.1905)
Au cours de cette année, Paula Modersohn-Becker se tourne davantage vers la nature morte, puis peint vers la fin de l’année de grands nus. En novembre, elle fait le portrait de Clara Rilke-Westhoff. Pour Noël, Rainer Maria Rilke est à Worpswede. Il lui rend visite dans son atelier et acquiert le tableau « Nourrisson avec la main de sa mère ». À Karl von der Heydt, il écrit :
« Le plus curieux fut de trouver la femme de Modersohn dans une évolution très personnelle de sa peinture, peignant sans égards et droit devant des choses qui sont très de Worpswede et que pourtant jamais personne encore n’avait été capable de voir et de peindre. Et, sur ce chemin très personnel, rejoignant étrangement Van Gogh et son orientation. » (Meudon, 16.1.1906)
À l’invitation de Carl Hauptmann, Otto et Paula Modersohn se rendent du 28 décembre 1905 au 13 janvier 1906 à Schreiberhau. Ils y rencontrent entre autres le sociologue Werner Sombart et, lors d’une excursion à Dresde, le peintre Otto Mueller.



Enfant dormant, vers 1904.
62,5 x 69,5 cm




Autoportrait au collier d'ambre, vers 1905.
34,5 x 27,3 cm




Nature morte au «putto» de della Robbia, vers 1905.
Détrempe sur toile, 50 x 75 cm




Rue parisienne avec enfant au capuchon, 1905/6.
Fusain, 29,3 x 21,7 cm




Omnibus à chevaux parisien, 1905/6.
Fusain, 29,8 x 22 cm




Pont au Double, 1905/6.
Fusain, 21,7 x 25 cm


1906
Au retour de Schreiberhau, ils passent par Dresde et Berlin. Visites du Kaiser-Friedrich-Museum et de l’Exposition d’art allemand 1775–1875 à la Nationalgalerie.
« Il se tient à Berlin une exposition des peintres du siècle dernier. Elle n’était pas encore ouverte, mais nous avons eu le droit d’y pénétrer et avons pu admirer les trésors encore appuyés au mur : Leibl, Trübner, Böcklin, Feuerbach, Marées. Il y avait là-dedans des choses prodigieuses. » (à sa soeur Milly Rohland-Becker, 17.1.1906)
Le 23 février, Paula Modersohn-Becker part pour un plus long séjour à Paris. Elle a l’intention de se séparer de son mari. Dès le 17 février, elle a écrit à Rainer Maria Rilke, auquel elle avait parlé de ses projets :
« Et voilà que je ne sais plus du tout comment je dois signer. Je ne suis pas Modersohn et je ne suis plus non plus Paula Becker. Je suis moi, et j’espère le devenir de plus en plus. »« Dans la même lettre, elle évoquait des possibilités d’exposer à Paris, dont il s’était enquis pour elle : « Le Salon, je ne veux même pas essayer, les Indépendants l’année prochaine. Peut-être qu’alors il y aura déjà quelque chose de meilleur. » À Otto Modersohn, elle écrit de Paris le 9 avril :
« Je ne me sens moi-même pas sûre de moi, ayant quitté tout ce qui était sûr en moi et autour de moi. [...] Veux-tu me donner pour quelque temps 120 marks par mois, que je puisse vivre ? »
Elle loge d’abord à nouveau au 29, rue Cassette, puis loue début mars un atelier dans la cité d’artistes du 14, avenue du Maine. Chez Durand-Ruel, elle voit la « belle exposition Manet », dont des tableaux de la collection Faure, et une salle contenant des oeuvres de Redon, qui « ne peut pas [l’]enthousiasmer ». À la galerie Druet, sont exposés cinquante-cinq tableaux de Matisse et, chez Vollard, une douzaine d’oeuvres de Cézanne. À propos de ses visites d’expositions, elle écrit à Otto Modersohn : « J’ai vu des Courbet magnifiques, je trouve pitoyable qu’il soit en ce moment à la mode. Mais je le trouve plus grandiose que Manet et Monet. » (9 avril 1906)
En mars-avril, elle suit des cours d’anatomie et de nu à l’École des beaux-arts.
« Je suis à présent pour de bon dans le dessin et très contente de m’apercevoir de tout ce que je peux apprendre ici. [...] Mes peintures me paraissent sombres et brouillonnes. Il faut que je parvienne à une couleur beaucoup plus pure. Il faut que j’apprenne à modeler. » (à Otto Modersohn, 19.3.1906). Plus tard, elle note : « Marées et Feuerbach. Marées le plus grand des deux. F. a adopté une forme d’expression conventionnelle. Le grand style dans la forme exige aussi un grand style dans la couleur. Zola dit dans L’Œuvre : ‹ Ce Delacroix, nous autres pauvres réalistes nous l’avons dans les os. › » (vers le 8.5.1906)
Ayant revu Werner Sombart à Paris, elle fait son portrait. Après avoir rencontré Rilke le 31 mars, elle entreprend souvent des excursions avec lui, auxquelles prennent quelquefois part aussi Ellen Key et le couple Bojer. Le 21 avril, ils assistent à l’inauguration du « Penseur » de Rodin devant le Panthéon. À la mi-avril, elle passe les jours de Pâques avec sa sœur Herma à Saint-Malo. Elle voit les sculptures naïves et peintes de couleurs vives que l’abbé Fouré a taillées dans les rochers à Rothéneuf. C’est à ce momentlà que Herma Becker (sans doute) fait des photos de sa sœur Paula, nue ou à demi nue. À partir de ces clichés, elle peint ses grands autoportraits nus. Aux mois d’avril-juin sont exposés, à la Société des beaux-arts, des tableaux de Maurice Denis et de Pierre Bonnard ; et en mai-juin, à la galerie Bernheim-Jeune, quarante-quatre œuvres de Vallotton et trente-deux de Vuillard. Paula Modersohn-Becker fait la connaissance du couple Hoetger. Le 4 mai, Bernhard Hoetger lui rend visite dans son atelier et il est convaincu de son grand talent. Il s’ensuit des semaines de travail intense. D’après un modèle italien avec un nourrisson, elle dessine des mères à l’enfant assises, agenouillées ou couchées, qui préparent ses grandes compositions de personnages.
« Ça vient. Je travaille énormément. Je crois que ça vient. Peux-tu m’envoyer par retour les couleurs Wurm qui sont arrivées chez Br.[ünjes]. Résilie l’atelier, je te prie. » (à Otto Modersohn, 8.5.1906)
Aux Vogeler, qui lui achètent en mai la « Nature morte avec pommes et verre vert », elle écrit : « Je peins des nus grandeur nature et des natures mortes, avec confiance en Dieu et confiance en moi-même. » (à Martha Vogeler, 21.5.1906)
Entre le 13 mai et le 2 juin, Rainer Maria Rilke pose pour son portrait par Paula Modersohn-Becker. À la Pentecôte (2 au 8 juin), Otto Modersohn lui rend visite. En juin/juillet, elle poursuit son travail sur les différentes versions de la « Mère couchée avec un enfant » (catalogues raisonné 656).
« J’essaie maintenant de travailler plus longuement sur les choses. Il me semble que c’est le seul chemin qui peut me mener à quelque chose. » (à Heinrich Vogeler, 30.7.1906).
Avec les Hoetger, elle passe fin juillet quelques jours à la campagne à Bures [sur-Yvette]. Début août, elle commence à Paris le travail sur leurs deux portraits, ainsi que sur la représentation en buste de Lee Hoetger. Selon une lettre à sa sœur Milly du 18 novembre, elle envisage d’exposer ce dernier tableau à Paris au printemps.
« Je suis en train de peindre le portrait de Frau Hoetger. Elle peut être absolument magnifique, et difficile ; avec une immense couronne de cheveux, blonde, d’une forme splendide, colossale. » (à Heinrich Vogeler, 12.8.1906)
Avec les Hoetger, elle rend visite au Douanier Rousseau dans son atelier. Elle peint des autoportraits à demi nus devant un fond de feuillages étalés, ainsi que les autoportraits inspirés du Fayoum au format étroit. Au même moment, voient le jour ses tableaux proto-cubistes « Mère nue en buste avec un enfant sur son bras II », « Mère agenouillée avec un enfant au sein » et « Italienne nue en buste tenant une assiette dans sa main levée «. En septembre, elle renonce à l’idée de se séparer d’Otto Modersohn. Elle écrit à ce propos à Clara Rilke-Westhoff le 17 novembre :
« Je vais revenir à ma vie d’avant, avec quelques changements. J’ai moi-même changé, je suis un peu plus autonome et moins remplie d’illusions. J’ai pris conscience, cet été, que je ne suis pas femme à savoir rester seule. En dehors des éternels soucis d’argent, c’est précisément ma liberté qui me donnerait envie de me détacher de moi. »
Fin octobre, Otto Modersohn arrive à Paris pour y passer l’hiver avec sa femme. Il est accompagné de Heinrich et Martha Vogeler, qui restent une semaine. Au Salon d’automne, au Grand Palais, ils voient entre autres des œuvres de Pierre Bonnard, Cézanne, Robert Delaunay, André Derain, Alexej von Jawlensky, Vassily Kandinsky, Matisse, Jean Puy, Redon, ainsi que la grande rétrospective Gauguin, qui comprend 227 œuvres.
Paula Modersohn-Becker s’installe dans un nouvel atelier, au 49, boulevard du Montparnasse. Dans une exposition des artistes de Worpswede, qui se tient en novembre à la Kunsthalle de Brême, puis chez Gurlitt à Berlin, figurent quatre tableaux d’elle. Dans son compte rendu de l’exposition pour la presse, Gustav Pauli, le directeur de la Kunsthalle, écrit notamment :
« C’est avec une satisfaction toute particulière que nous saluons, en la personne de Paula Modersohn-Becker, un exposant qui n’est que trop rare à la Kunsthalle. Des lecteurs attentifs des comptes rendus sur l’art à Brême se souviennent encore de la critique cruelle à laquelle avait eu droit, voilà quelques années [...], cette artiste extrêmement douée. Je crains malheureusement qu’à présent aussi son talent si pénétrant ne soit pas très apprécié du grand public. » (Bremer Nachrichten, 11.11.1906)
Paula et Otto Modersohn passent les fêtes de Noël à Brême.



Portrait de Rainer Maria Rilke, mai/juin 1906.
32,3 x 25,4 cm




Autoportrait, la main droite au menton, été 1906.
Monotype, 26,3 x 19 cm




Autoportrait, la main droite au menton, été 1906.
Monotype, 27 x 21,2 cm




Femme agenouillée avec un oiseau, vers 1906.
Pastel, 68,5 x 52,5 cm




Femme nue debout, un enfant sur le bras, mai 1906.
Fusain sur papier, 31,1 x 24,3 cm


1907
Le 17 mars, dans une lettre à Paula Modersohn-Becker, Rilke lui demande si elle a revu Maillol et ce qu’est devenu Hoetger. Paula découvre l’imposante collection Cézanne d’Auguste Pellerin à Neuilly-sur-Seine.
Le 31 mars, le couple Modersohn est de retour à Worpswede. « Me voilà installée à nouveau dans mon petit atelier chez Brünjes, avec les murs verts et bleu clair en bas. [...] J’ai des désirs de travail, d’autant que je n’ai rien fait ces derniers mois à Paris. Seulement, dans les tout derniers jours, j’ai vu Cézanne. Des merveilles de sa jeunesse. Le Salon d’automne lui consacrera une exposition spéciale. » (à Rainer Maria Rilke, 5.4.1907)
Plus tard, elle écrira à Clara Rilke-Westhoff : « Et, dans les derniers jours de mon séjour à Paris, des travaux de jeunesse tout à fait curieux à la galerie Pellerin. Dites à votre mari qu’il essaie de voir Pellerin, il a 150 Cézanne. Je n’en ai vu qu’une petite partie, mais c’est magnifique. » (21.10.1907)
Début juillet, elle rend visite à Helene et Bernhard Hoetger à Holthausen (Westphalie). Elle peint encore quelques portraits, dont deux d’une pensionnaire de l’hospice local, ainsi que des natures mortes.
« J’ai peu travaillé cet été et, dans ce peu, je ne sais pas si quelque chose vous plaira. Dans leur conception, ces peintures restent sans doute globalement analogues. Mais la façon dont elles se présentent est sans doute différente. Je voudrais rendre ce que la couleur a de foisonnant, de plein, d’excitant, sa puissance. Mes travaux de Paris sont trop froids, trop solitaires et vides. [...] Je voulais vaincre l’impressionnisme en tentant de l’oublier. Du coup, c’est moi qui aie été vaincue. Il nous faut travailler avec l’impressionnisme élaboré, digéré. » (à Bernhard Hoetger, été 1907)
Clara Rilke-Westhoff lui écrit le 18 octobre qu’elle compte venir à Worpswede dans les prochains jours pour lui lire les lettres de Rilke qui commentent l’exposition Cézanne. Le 21 octobre, Rilke envoie à Paula Modersohn-Becker, comme elle le lui avait demandé, le catalogue du Salon d’automne incluant la rétrospective Cézanne, et les numéros du 1er et du 15 octobre du Mercure de France, dans lesquels sont parus les « Souvenirs sur Paul Cézanne et lettres inédites » d’Émile Bernard. Le même jour, Paula répond à son amie Clara : « J’ai pensé et je pense ces jours-ci très fort à Cézanne, et au fait que c’est l’un des trois ou quatre géants de la peinture qui ont agi sur moi comme un orage et un grand événement. Rappelez-vous 1900 chez Vollard. [...] Venez donc rapidement avec les lettres, de préférence dès lundi, car j’espère être bientôt enfin requise par autre chose. S’il n’était pas absolument nécessaire que je sois ici maintenant, je devrais être à Paris. »
Le 2 novembre, Paula met au monde sa fille Mathilde. La mère de Paula écrit à son autre fille Milly Rohland-Becker à Bâle :
« Aujourd’hui mardi, je suis à nouveau là [...]. La scène du bain a été magnifique ! Paula étendue dans ses oreillers blancs comme neige, sous ses Gauguin et Rodin qu’elle aime tant. » (5.11.1907), et « Avant de passer à table, nous sommes allés, Otto, Kurt et moi, comme le voulait Kurt, dans l’atelier de Paula, mais il ne fallait pas qu’elle le sache. Nous avons vu là un tableau de fleurs extrêmement original, tournesols et mauves, splendidement peints, et plusieurs bonnes natures mortes. Les grands nus de Paris nous ont aussi beaucoup intéressés. » (10.11.1907)
Le 20 novembre, Paula Modersohn-Becker meurt d’une embolie.


Les citations sont extraites de: Paula Modersohn-Becker in Briefe und Tagebüchern, Frankfurt 2007 et de Rolf Hetsch, Paula Modersohn-Becker. Ein Buch der Freundschaft, Berlin 1932.



Otto Modersohn dormant, Paris 1906/07.
39,7 x 46,3 cm




Nature morte à la boîte bleue, 1907.
27,3 x 35,7 cm